Écriture thérapeutique, la nécessité d'être accompagné
- Emmanuelle Jay
- 10 nov.
- 7 min de lecture
Un interview sur ma pratique de l'écriture de l'écriture thérapeutique
Paru dans le hors série du magazine La machine à écrire.

Dans son cabinet parisien, Emmanuelle Jay reçoit ses patients pour des séances individuelles de thérapie par l'écriture. Sa pratique mêle psychanalyse et art- thérapie pour révéler les mécanismes inconscients, et s'appuie sur la créativité etla poésie qui émerge, grâce à des consignes d'écriture personnalisées. Dans son livre L'Écriture thérapeutique, aux éditions Érès, elle détaille comment l'écriture peut surprendre, bouleverser ettransformer la souffrance psychique chez les patients.
Les personnes qui vous consultent écrivent-elles déjà ? Pourquoi s’orientent-elles vers cette thérapie ?
Les raisons qui conduisent mes patients à entamer une thérapie par l’écriture sont multiples. Certaines personnes viennent parce qu’elles aiment déjà écrire : elles ont découvert, parfois seules, que l’écriture les aide à mieux se comprendre et à exprimer leurs émotions. L’idée de croiser cette pratique avec un cadre thérapeutique éveille alors leur curiosité. D’autres, qui écrivaient enfant, y voient l’occasion de renouer avec une langue intérieure trop longtemps mise de côté. À l’inverse, certaines n’ont jamais eu de pratique d’écriture, mais sont attirées par la perspective d’explorer un nouveau mode d’expression. Car après un long parcours thérapeutique centré sur la parole, l’écriture offre en effet d’autres chemins d’exploration de soi. Quant aux problématiques psychiques rencontrées, elles sont diverses : deuil, dépression, hypersensibilité, burnout, trauma, addiction.
Thérapie en groupe ou en séance individuelle, quelle différence ?
La différence est assez importante. En individuel, l’espace est plus intime. Le patient peut explorer et se raconter sans se sentir regardé par le groupe. Les consignes sont pensées sur mesure pour lui et un dialogue s’installe assez rapidement entre le patient, la thérapeute et les écrits. L’écoute est ajustée à chaque personne dans le cabinet. Dans un dispositif groupal, la dynamique de partage est très puissante. Les textes écrits par les participants vont offrir un miroir collectif et la possibilité d’entrer en résonnance : chacun peut s’entendre, se reconnaitre ou se confronter à la parole d’un autre. Se relire face aux groupes décuplent les effets de reliance à soi, aux autres, à ses émotions. Dans les deux cas, l’écriture thérapeutique offre un espace où le sujet peut faire l’expérience de son inconscient autrement que par la parole seule. L’écriture permet des glissements, des associations, des métaphores qui parfois surprennent — et cela peut débloquer, transformer la souffrance, conduire à accepter et mettre en lien les différentes parts de soi.
Votre pratique se situe à la croisée de l’art-thérapie de médiation par l’écriture et de la psychanalyse. Comment en êtes-vous venue à mêler ces deux disciplines ?
L’art-thérapie est généralement associée à des pratiques non verbales : formes, couleurs, dessins, peintures, collages… Avec l’écriture, les mots sont présents, mais je me suis toujours demandé comment les écouter autrement. Et si les mots pouvaient être considérés comme une matière, comme des pierres à soulever qui cachent souvenirs, impressions, sous-entendus ? Cette interrogation sur l’écoute — qu’est-ce que j’entends dans le texte du patient ? — m’a rapidement conduite vers le travail onirique. J’ai alors fait le parallèle avec l’écoute psychanalytique du rêve : et si elle pouvait devenir une clé de lecture des textes produits en séance ? C’est ainsi que je me suis plongée dans les travaux de Freud sur le rêve, pour comprendre comment « décoder » l’écriture produite en séance et mettre au travail les expressions de l’inconscient qui s’y dévoilent.
Vous écrivez que l’écriture de soi fait du bien, l’écriture thérapeutique soigne, transforme ? Pouvez-vous nous expliquer la différence entre ces deux pratiques ?
L’écriture de soi est une pratique que l’on peut mener seul, en dehors de tout cadre thérapeutique. L’écriture thérapeutique, elle, suppose un accompagnement par un professionnel formé : c’est principalement la relation qui fait la différence. Elle ouvre la possibilité d’une écoute analytique, d’un transfert, d’interprétations — autant de dimensions absentes dans la pratique de l’écriture de soi. Autre distinction essentielle : l’écriture de soi est directe, presque frontale. On y raconte ses émotions, ses souvenirs, dans une logique d’introspection et de témoignage. L’écriture thérapeutique, au contraire, sollicite le symbolique et la création : elle avance par détour, par métaphore, par déplacement. Elle mobilise l’imaginaire et, justement, s’écrit rarement de façon frontale. L’écriture thérapeutique restaure la capacité de jouer, de rêver, de penser, elle offre consolation et prises de consciences soutenues et encouragées par la relation thérapeutique.
En séance, certaines personnes ont-elles du mal à écrire ? Peur de ce qui pourrait surgir ?
J’ai plutôt constaté l’inverse ! Des personnes qui ont du mal-à-dire (mal-adie), mais qui vont pouvoir écrire (é-cri-re). Car l’écriture a cette particularité d’opérer en douceur : elle contient, structure, encadre, respecte le rythme de la pensée, borde les émotions. J’ai plutôt observé que l’écriture permet de mettre en mots des choses qui n’auraient jamais pu se dire. Je cite dans le livre la lettre qu’une patiente a adressée à sa propre écriture : « Grâce à toi, je me sens libre d’écrire ce que je veux, car je n’ai plus peur de mettre des mots sur ce que j’ai vécu. » Cela illustre combien l’écriture, loin de faire surgir brutalement l’indicible, crée un espace de sécurité où l’inconscient peut se dire autrement — et parfois pour la première fois.
Comment l’écriture thérapeutique favorise-t-elle la levée de la censure ?
Justement, l’écriture thérapeutique n’est pas une écriture libre sans cadre : ce sont souvent les contraintes poétiques (métriques, stylistiques ou formelles) qui permettent de lever la censure.J’explore longuement cette question dans le livre, à travers des exemples concrets de séances. Mais vous pouvez déjà sentir de la différence entre deux propositions d’écriture (l’une très libre et l’autre plus contraignante). 1- racontez un souvenir d’enfance. 1 bis – racontez un souvenir d’enfance en lien avec la couleur rouge, en utilisant le pronom « il » ou « elle ». La narration doit se faire au présent. Votre texte commencera et terminera par le même mot ou groupe de mots. Dans la deuxième proposition, la contrainte thématique oriente, la contrainte grammaticale replace le passé au présent, et la contrainte formelle force le système qu’est le langage à sortir de son fonctionnement habituel.
Vous dites que plus la contrainte est forte, plus l’écrit est fécond. Comment cela se fait-il ?
C’est un paradoxe : plus on encadre l’écriture, plus elle se libère. La contrainte agit comme un appui : elle canalise l’angoisse de la page blanche et ouvre un espace de jeu. C’est souvent dans ce cadre précis que surgissent des images, des souvenirs ou des associations inattendues. Je vous donne un exemple : je présente à un patient plusieurs images, il en choisit une où l’on voit un oiseau perché sur un petit bol. Je lui propose d’écrire le monologue intérieur de cet oiseau. En lisant son texte, il explique qu’il a choisi cette image parce qu’elle évoquait les bols de ses grands-parents, qu’il observait enfant chez sa grand-mère. En écoutant ensemble le monologue de l’oiseau, ce texte devient alors la voix de l’enfant qu’il était. Les associations se déploient.Comme pour les rêves, il n’existe jamais une seule interprétation d’un écrit : les éléments sont souvent condensés, superposés, et c’est dans ces multiples lectures que le travail thérapeutique prend toute sa richesse.
Quel est le rôle de la poésie dans votre façon de travailler avec les patients ?
La poésie joue un rôle essentiel, presque fondamental, dans ma pratique. Je m’inspire du travail des poètes pour élaborer des consignes d’écriture. La poésie ouvre un espace de création où l’on peut jouer avec la langue, inventer des mots, façonner des images, explorer des métaphores.J’aime particulièrement cette phrase de Gaston Bachelard : « On veut toujours que l’imagination soit la faculté de former des images. Or elle est plutôt la faculté de déformer des images fournies par la perception, elle est surtout la faculté de nous libérer des images premières, de changer les images. »Elle illustre parfaitement la puissance transformatrice de l’imaginaire et de la poésie dans le travail thérapeutique.
Que se passe-t-il lors de la lecture face au thérapeute ? La personne est-elle tenue de lire sa production ?
Aucun patient n’a jamais refusé de lire sa production. Le cadre, suffisamment bienveillant et sécurisant, rend possible la lecture même des textes les plus intimes. Bien sûr, l’émotion peut surgir au moment de la lecture, parfois même l’interrompre brièvement. C’est d’ailleurs souvent une surprise pour le patient : l’émotion n’était pas là à l’écriture, mais elle se révèle en entendant ses propres mots. Lire devant un autre ouvre un espace inédit : les mots, résonnant à voix haute, livrent un sens nouveau, plus métaphorique, qui était resté caché dans l’écriture.
Quels sont les points communs entre l’écriture et le rêve ?
L’écriture, comme le rêve, ouvre des portes sur l’inconscient. Tous deux jouent avec les détours, les métaphores, les glissements de sens. On croit raconter une histoire, et c’est l’inconscient qui parle à travers elle. Les récits explorent des scènes où plusieurs sens se superposent. Le langage transforme : il condense, déplace, crée des images et des métaphores. Écriture et rêve ont ceci de commun qu’ils déjouent la logique habituelle. Comme dans un rêve, un écrit peut sembler anodin en surface et pourtant révéler, à l’écoute, une tout autre profondeur.
Dans le cadre d’une psychothérapie/cure, que peut l’écriture que la parole ne peut ?
Dans le cadre d’une cure, l’écriture se fait, dans un premier temps, en silence et en présence d’un autre garant du temps et du cadre. Le patient se connecte à son intériorité et prend le temps de choisir ses mots. Il peut rayer, barrer, supprimer, modifier avant de livrer la version finale de son texte. Là où une pensée pourrait devenir ruminante, l’écriture oriente naturellement vers un développement. Lorsque l’on écrit, chaque phrase appelle la suivante, et la pensée se sculpte peu à peu en une forme nouvelle — c’est ce que je nomme la libre association scripturale. Ensuite, l’écriture thérapeutique sollicite davantage l’imaginaire. Les supports proposés — images, objets, fragments poétiques — stimulent la créativité et amènent des détours, des métaphores, des symboles que la parole spontanée ne convoque pas forcément. Enfin, l’écriture comporte un temps d’après-coup : la relecture. Relire, c’est se relier. On entend alors ses propres mots autrement, on y découvre de nouvelles résonances, et souvent un sens plus profond surgit dans la présence silencieuse du thérapeute.
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